Le 1er Mai et le mouvement socialiste en France - Paul Lafargue - mai 1891
Un autre texte de Paul Lafargue sur le 1er mai Publié
dans " Neue Zeit ", revue centrale de la social-démocratie allemande, en
1890-91. En français dans les " Cahiers du bolchévisme ", 15.04.1933.
1. 1er mai 1890
1. 1er mai 1890
Le Congrès international de 1889 avait décidé une manifestation
internationale du monde du travail le 1er Mai 1890. Quand les délégués
qui avaient représenté le prolétariat français à ce congrès se réunirent
pour organiser cette manifestation ils étaient sceptiques sur le
résultat de leurs efforts. La tâche était d'autant plus difficile que le
Parti socialiste français ne disposait d'aucun moyen financier; de
plus, les " possibilistes " se déclaraient contre toute manifestation et
essayaient de la faire échouer, cependant que de leur côté, les
monarchistes et les boulangistes essayaient de participer à la
démonstration pour l'utiliser en faveur de leurs fins politiques. Lire la suite
Abandonné à ses propres forces, le comité formé à Paris et en
province n'avait pas réussi à provoquer une agitation assez forte pour
déterminer un mouvement des masses ouvrières. Heureusement, ils devaient
trouver dans la presse bourgeoise et chez le président du conseil
Constant – 2e édition de Bismarck – une aide aussi vigoureuse
qu'inattendue. Les délégués étaient fermement décidés à réaliser en
dépit de toutes les difficultés la mission qui leur avait été confiée
par le congrès international.
A peine eurent-ils annoncé leur intention de fêter le 1er Mai que la
bourgeoisie eut peur. Comment, les ouvriers voulaient forcer à une
cessation de travail internationale; par delà les océans et les
frontières, ils entendaient exiger la journée légale de 8 heures ?
C'était donc une insurrection ! C'était renverser toutes les notions
bourgeoises sur la soumission loyale des ouvriers à la volonté des
capitalistes et aux lois de leur économie nationale ! Le 1er Mai allait
devenir un jour de révolte pour les esclaves salariés, qui allaient
mettre le pays à feu et à sang! Les journaux bourgeois, représentant les
intérêts de la classe possédante qui tremblait pour son coffre-fort,
publiaient des nouvelles, semant l'effroi parmi les petits bourgeois, en
exagérant démesurément les moindres préparatifs de la manifestation. Le
ministre Constant hurlait à la peur de la révolution et annonçait au
monde entier, que pour en triompher, il allait mettre sur pied de guerre
toutes les forces armées de l'Etat bourgeois. Ainsi la presse et le
gouvernement contribuaient à organiser activement la manifestation de
Mai 1890.
La décomposition de la société capitaliste a déjà atteint un tel
degré, que les institutions créées pour assurer sa sécurité, deviennent
un facteur d'accélération de sa ruine.
Les comités d'organisation constataient bientôt les résultats de la
propagande faite par le gouvernement; l'idée de la manifestation
s'enracinait toujours plus profondément dans les esprits, elle pénétrait
dans les masses du prolétariat et devenait le centre autour duquel
s'orientaient les conversations dans les ateliers et les fabriques. Le
1" Mai dépassait les espérances des organisateurs de la démonstration.
En des villes sur lesquelles ils ne comptaient pas ils furent surpris par la quantité d'ouvriers qui chômèrent.
Les camarades du parti, à Sète, où ils ont conquis la majorité au
conseil municipal, n'avaient pas osé proposer une manifestation; ils
s'étaient contentés d'organiser un meeting dans la soirée. Quels ne fut
pas leur étonnement et leur joie, lorsqu'ils virent le 1er Mai tous les
ouvriers du port chômer et, par leur exemple, faire cesser le travail
aux tonneliers. Vers midi le chômage était général à Sète.
La manifestation du 1er Mai 1890 fut en France plus imposante que
n'espéraient les socialistes. Ce n'était pas encore toute la classe
ouvrière qui fêtait; seule sa partie la plus avancée avait prouvé
qu'elle obéissait au mot d'ordre du Congrès international. Le 1er Mai
1890, le prolétariat d'Europe et d'Amérique s'était élevé dans son élite
consciente; les prolétaires de tous les pays se tendaient les mains par
delà les préjugés, les frontières et les mers et jurèrent de lutter
coude à coude pour se libérer du joug capitaliste.
Les nouvelles et les mensonges étalés par la presse bourgeoise,
avaient fait croire à des mesures répressives de la part du
gouvernement. Les bourgeois avaient vu menacer sérieusement leur vie et
leur propriété et imitaient les courageux criant devant le danger "
soyez fermes, sauvons nous ". Les capitalistes s'effrayaient devant les
démonstrations des ouvriers. Le 1er Mai, les magasins, les fenêtres des
boutiques dans les quartiers riches de Paris étaient fermés; on aurait
dit une ville abandonnée, n'eussent été les places et les rues remplies
de policiers et de soldats.
Les capitalistes avaient eu aussi leur manifestation, la
manifestation de leurs craintes. Le 1er Mai 1890 compte parmi Ies dates
les plus importantes de ce siècle.
L'histoire de l'humanité montrait pour la première fois le spectacle
du prolétariat du monde entier, uni dans la même pensée, mû par la même
volonté, suivant le même mot d'ordre; rassemblement des forces ouvrières
dans une action commune. Le 1er Mai aurait-il abouti à ce résultat, il
aurait une signification immense : les socialistes internationalistes
avaient remporté une victoire décisive sur les capitalistes qui avaient
opposé à toute action de la classe ouvrière la résistance la plus
violente.
La bourgeoisie a appliqué tous les moyens matériels pour repousser
l'organisation politique et économique de la classe ouvrière. Et le
résultat ? Le prolétariat organise conformément au mot d'ordre d'un
congrès, dans le tohu-bohu d'une exposition universelle de Paris, une
manifestation mondiale et montre qu'il se lance uni contre la classe
capitaliste pour revendiquer. Le 1er Mai 1890 se lève l'aurore d'une
nouvelle ère.
2. Le Premier Mai 1891
Le 1er Mai 1890 avait soulevé les masses ouvrières. Des couches de la
population laborieuse jusqu'alors restées à l'écart de la propagande
socialiste, aspiraient maintenant au besoin de réformes sociales et ce
qui est le plus important, croyaient à la possibilité de leur
réalisation. Les pionniers de la cause ouvrière comprenaient que la
manifestation offrait le puissant levier pour mettre le prolétariat en
mouvement.
Le congrès national décidait de répéter la manifestation et au
congrès international de Bruxelles devait être formé le projet de
proclamer le 1er Mai jour de fête permanente du prolétariat
international.
Encouragé par le succès du 1er Mai 1890, les socialistes marchaient
avec enthousiasme à l'organisation de la démonstration du 1er Mai. Le
conseil national du parti ouvrier et le conseil national de la
fédération des syndicats lancèrent en février un appel qui fut affiché
dans toutes les villes et les centres industriels. Je le publie à cette
place comme un document historique, car il exerça l'effet décisif sur le
succès de la démonstration.
MANIFESTATION INTERNATIONALE DU 1er MAI
AUX OUVRIERS FRANÇAIS
AUX OUVRIERS FRANÇAIS
Camarades, nous approchons du 1er Mai ; tous les partis ouvriers d'Europe, d'Amérique, d'Australie ont décidé au congrès international de faire de cette date l'anniversaire international du travail. Les nouvelles parvenues de tous côtés montrent que les ouvriers s'apprêtent, jusque dans les coins les plus reculés, pour cette action internationale de solidarité.
En ce jour les frontières doivent être abolies ; sur toute la terre on verra que ce qui doit être uni est uni, et décidé ce qui doit être décidé.
D'un côté, la main dans la main, animés par l'espérance commune d'émancipation, les producteurs de toutes les richesses, les prolétaires qu'on cherche à jeter les uns contre les autres sous le couvert du patriotisme, d'un autre côté, les exploiteurs de toutes espèces coalisent leurs efforts, poussés par la peur et la lâcheté contre un courant historique qu'ils ne peuvent retenir et qui les emportera. Camarades, ouvriers de France : la question sociale est mise dans toute sa réalité devant les yeux des indifférents. Etant donné la surproduction de richesses qui devient pour la classe des producteurs, une source de misère, chacun doit réfléchir et se demander :
Pourquoi de tels rapports sont-ils possibles ?
Pourquoi les ouvriers de l'atelier, du comptoir, du magasin voient-ils qu'on leur diminue les salaires, qu'on prolonge leur journée de travail, que leurs femmes et leurs enfants sont toujours entraînés plus nombreux dans les bagnes capitalistes pour les concurrencer ? Pourquoi les petits marchands disparaissent-ils les uns après les autres, ruinés par les coopératives de consommation des entreprises et des grands magasins ?
Pourquoi le petit propriétaire paysan est-il accablé d'impôts et d'hypothèques, tenaillé par l'usurier, chassé de la propriété du sol, sur lequel il peine tant, jusqu'au jour où, sous prétexte de défendre la patrie, il devra défendre le profit du voleur quotidien qui le spolie de son lopin de terre ?
Si vous constatez qu'à notre époque, dans tous les systèmes politiques différents, dans les pays d'institutions républicaines, comme dans les monarchies, tout ce qui travaille et produit est exploité et opprimé, vous serez convaincus que la cause fondamentale du mal social que vous subissez dans l'ordre économique réside dans le fait que tous les moyens de production et les matières premières sont devenus le monopole de la classe capitaliste au lieu d'appartenir aux prolétaires qui leur donnent de la valeur par leur labeur.
Vous aurez la conviction que pour changer cet état de choses il faut faire cesser la séparation existant entre le travail et la propriété : pour cela venir en masses conscientes vers le socialisme. Rompez avec les réactionnaires qui s'efforcent de ressusciter un ordre social mort et périmé, mais rompez aussi avec les républicains bourgeois au service, comme les royalistes, de vos exploiteurs et qui viennent d'organiser au profit des usuriers un nouveau complot de famine sous forme de droits de céréales, de viande, de vin, accourez vers le parti des masses, le parti du travail, avec lui menez la lutte jusqu'à la victoire, qui assurera au peuple la restitution des moyens de production, lui permettant ainsi de jouir du fruit de son travail.
La journée légale de 8 heures, mot d'ordre revendicatif de la prochaine manifestation du 1er Mai, signifie les premiers pas sur la voie de votre libération qui dépend de vous.
En forçant à limiter la somme de travail, que vos maîtres capitalistes cherchent à décharger le plus possible sur la classe ouvrière sans distinction d'âge et de sexe, vous ferez place dans les ateliers aux chômeurs affamés. Réclamez une augmentation de vos salaires indispensable pour votre développement spirituel et l'exercice de droits d'hommes et de socialistes.
Conseil National du Parti socialiste : S. DEREURE, FERRANT, JULES GUESDE, PAUL LAFARGUE.
Pour le Conseil National de la fédération des syndicats : A. DELCLUZE, FOURNIER, MANOUVRIER, A. MARTIN, SALEMLIER.
Pour le Conseil National de la fédération des syndicats : A. DELCLUZE, FOURNIER, MANOUVRIER, A. MARTIN, SALEMLIER.
Cet appel était à peine affiché que la police le fit lacérer dans
de nombreuses villes. Ferroul interpella à la Chambre le ministre
Constant sur cette violation de la loi. Le ministre de l'Intérieur, qui
passe pour spirituel chez les philistins, ne trouva d'autre réponse à
faire sur la lacération des affiches qu'en prétendant qu'elles gênaient
la circulation des rues en rassemblant la foule pour les lire.
" Mais une affiche est posée pour être lue, répliqua Ferroul. Votre
répression brutale et illégale donnera plus de publicité à l'appel des
socialistes ". L'appel fut en effet publié par toute la presse qui se
mit cette année au service des socialistes, comme si elle avait été
payée par eux. Les journaux s'informaient des moindres nouvelles
relatives au 1er Mai et publièrent de nombreuses interviews avec les
leaders socialistes de Paris et des départements.
Les délégués demeurant à Paris qui avaient participé aux congrès de
Lille et de Calais où une nouvelle démonstration du 1" Mai avait été
décidée, croyaient que la manifestation projetée pourrait fournir
l'occasion d'unir les différentes fractions du parti socialiste pour une
action commune.
Ils s'adressèrent à toutes les Chambres syndicales et aux groupes
socialistes sans distinction de tendances pour réclamer l'envoi de
délégués pour constituer un comité général, auquel devait être confié
l'organisation de la manifestation.
Les marxistes oublièrent tout ce qu'ils avaient reproché aux autres
fractions, ils s'efforcèrent d'unir en un seul bloc toutes les forces
révolutionnaires, mais leurs efforts échouèrent. Le comité général
devint un foyer d'intrigues : les possibilistes, qui avaient repoussé
l'année dernière cette manifestation, participaient au comité en vue de
faire échouer cette manifestation au moins à Paris, car ils ne
possédaient aucune influence en province. Les marxistes se souvenaient
du concours que leur avait prêté partiellement M. Constant dans
l'organisation de la fête du travail en 1890, ils ne voulurent pas lui
enlever l'occasion cette fois encore d'offrir ses services.
L'année dernière, il avait massé d'importantes forces de police,
infanterie, cavalerie dans l'entourage du Sénat et de la Chambre des
députés, jetant la terreur dans les quartiers riches. Les marxistes
décidèrent de lui fournir le prétexte d'occuper militairement l'ensemble
des quartiers de la capitale et de jeter ainsi la panique parmi toute
la population de Paris.
A cet effet, ils proposèrent au comité général de convoquer le soir
du 1er Mai, tous les députés, les conseillers municipaux et les
conseillers prud'homaux de Paris aux mairies des vingt arrondissements
pour y recevoir les délégations qui devaient venir leur présenter les
revendications sociales déterminées au nom de leurs électeurs. Constant
avait mobilisé dans tous les quartiers les troupes provoquant ainsi une
agitation et une grande effervescence. La vue de la force armée, loin de
tranquilliser les bourgeois les effraya, car elle éveillait en eux la
croyance que leur vie et leurs biens étaient en danger. Cette
mobilisation provoqua au contraire la curiosité et la colère de la foule
qu'elle devait endiguer.
L'ouvrier parisien, qui en de tels moments révèle une combativité
héroïque, est de nature un gai compagnon. Il ironise volontiers le
gouvernement et raille la police, une manifestation est pour lui une
fête. Il prend les choses gaiement. Il n'oppose aucune résistance aux
attaques de la police et de la cavalerie, il court devant eux et
s'écarte pour laisser passer " l'avalanche ", mais revient immédiatement
à la place d'où il avait été chassé. De telle sorte la force armée doit
renouveler continuellement ses attaques pour balayer le terrain. Lors
de la démission du président Grévy, la foule afflua durant trois jours
auprès de la Chambre des députés, s'amusant à ce jeu de " flux et de
reflux ". Hommes et chevaux de la force armée s'étaient montrés si
acharnés qu'en deux jours de semblable travail ils se rendirent
impropres au service actif.
La population parisienne a inauguré ainsi une nouvelle tactique de
combats de rues : sans un coup de fusil elle pouvait réduire à
l'impuissance toute une armée.
L'envoi de délégations aux mairies, proposé par les marxistes, aurait
permis aux Parisiens d'exercer leur art stratégique. Les troupes
pénétraient-elles dans les quartiers isolés, elles ne pourraient laisser
tranquilles les ouvriers indifférents, ils auraient abandonné en masse
les ateliers pour voir ce qui se passait. Ils auraient grossi le nombre
des manifestants venus en simples spectateurs, ils auraient pris part à
la manifestation. Tous les faubourgs ouvriers seraient alarmés et la
foule convoquée et mise en mouvement se serait portée naturellement vers
la Chambre des députés, rendez-vous traditionnel du peuple de Paris.
Sur la place de la Concorde, 2 à 300.000 hommes seraient accourus et la
manifestation serait si imposante qu'on n'en aurait jamais vue de
pareille.
Les ouvriers parisiens auxquels on avait interdit les meetings en
plein air, auraient conquis le droit de manifester dans la rue.
Aucun gouvernement capitaliste n'enlèvera volontairement au prolétariat ce droit qui menace son existence.
Les feuilles ministérielles et officielles dénoncèrent le projet
des marxistes, et les possibilistes, qui au moment de la crise
boulangiste se trouvèrent à la solde de Constant, intriguèrent pour
faire échouer la grève générale.
Cependant, différer ne veut pas dire renoncer, l'avenir réalisera ce
projet. Les Congrès de Lille et de Calais avaient résolu d'envoyer des
délégués des groupes socialistes et des chambres syndicales de province à
Paris. Ils devaient s'unir aux délégués parisiens pour présenter à la
Chambre la revendication de la journée de 8 heures. Les possibilistes,
formant la majorité au comité général, s'opposèrent à l'envoi de cette
délégation. Les marxistes sortirent du comité et décidèrent d'organiser
par leurs propres forces la manifestation.
Pendant que les possibilistes intriguaient pour faire échouer la
démonstration, les anarchistes, de leur côté, travaillaient contre la
fête du 1er Mai, ils détournaient les ouvriers de l'idée de cesser le
travail sous prétexte qu'ils devaient perdre le salaire d'une journée de
travail, ils leur recommandaient de faire la révolution sociale.
Ces bonnes gens qui ne pouvaient risquer de faire perdre leur salaire,
la fête du 1er Mai, voulaient persuader aux ouvriers qu'ils étaient
prêts à mettre leur vie en danger en se précipitant dans un putsch! Il y
a quelques années, la police se servait surtout des anarchistes pour
empêcher l'agitation des chômeurs. Elle voulait les utiliser contre les
manifestations de Mai, mais là elle fut déçue dans ses espérances, comme
la suite des événements le prouve.
Malgré les intrigues possibilistes et la propagande anarchiste, une
quantité de travailleurs a " fêté " le 1er Mai ; la population ouvrière
est venue en masse à la Chambre des députés pour donner plus de force
par sa présence à la forte délégation de 37 hommes envoyée par les
organisations parisiennes et départementales à laquelle s'était joint le
député anglais Cunningham Graham. Certainement le nombre de
manifestants eût été dix fois plus grand, sans ces manœuvres qui
rejetaient chaque démonstration de rue, tandis que celle-ci est
précisément le seul moyen de mettre en mouvement la population de Paris
et d'exercer une pression sur les décisions des pouvoirs publics. M.
Floquet, président de la Chambre et Arlequin de la comédie du parti
radical, se refusa à recevoir les délégués parce que leur nombre, à ce
qu'il dit, était trop grand.
Quand les ouvriers et socialistes envoient une délégation revendiquer
pacifiquement une réforme légale, les portes des pouvoirs publics
restent fermées, tandis qu'elles sont largement ouvertes aux délégations
capitalistes.
3. Le Premier Mai dans les départements
Le 1er Mai 1890 avait été fêté dans les villes de province avec un
plus grand enthousiasme qu'on escomptait. A Roubaix, par exemple, lès
ouvriers avaient trouvé que ce n'était pas assez de manifester une
journée et avaient fêté trois jours ; dans plusieurs endroits on a
profité de l'occasion pour réclamer aux industriels des améliorations
des conditions de vie et déclaré la grève.
La manifestation avait causé aux cercles ouvriers une pro fonde
impression, à tel point que l'ensemble des délégués aux congrès de
Calais et de Lille (Octobre 1890) avait adopté la proposition que le
premier mai, une grande démonstration ait lieu, mais que les ouvriers
seraient libres dans chaque localité de la réaliser sous la forme qui
serait possible.
Le mot d'ordre lancé par le conseil national du parti, les chambres
syndicales et les groupes socialistes commencèrent à agiter à partir de
février la population ouvrière. Dans les grandes villes furent fondés
des comités qui organisèrent des meetings et envoyèrent des orateurs là
où il en était besoin. On me remit la tâche, fixée par le conseil
national, d'agiter plusieurs centres industriels du département de la
Seine Inférieure, de la Loire Inférieure, du Nord et du Pas-de-Calais.
Mon voyage me conduisit dans des villes comme Fourmies, Wignelie,
Anay et d'autres où jamais les réunions socialistes n'avaient été
tenues.
Ce qui me plut ce fut le grand nombre de travailleurs qui participa à
mes meetings, écoutant avec attention, applaudissant avec enthousiasme,
les théories socialistes.
Un journal réactionnaire condamna les théories socialistes folles et
criminelles, mais ne pût s'empêcher d'ajouter qu'elles pouvaient "
enchaîner " l'esprit des ouvriers et soulever les masses ouvrières.
Qu'est-ce que cela signifie? Les théories de Marx ne sont pas les
rêves utopiques d'un génial penseur, mais le réflexe spirituel du
processus et des phénomènes réels de la société capitaliste. Voilà d'où
leur vient leur puissance irrésistible de propagande. La classe des
capitalistes n'a pas seulement organisé à son avantage la colossale
centralisation des moyens de production, mais elle a créé en même temps
la classe des prolétaires qui lui arrachera ses moyens de production. En
accablant l'ouvrier de " surtravail ", en l'opprimant sous le fardeau
de la misère, elle lui rend l'existence insupportable et le force à
devenir révolutionnaire.
Pendant ma tournée de propagande, je pus observer combien les masses
ouvrières avaient été préparées pour le socialisme par le capitalisme.
Comme je m'arrêtais à Nantes, une délégation d'ouvriers vint me trouver
pour me demander de tenir une réunion à Saint-Nazaire qui suffirait à
faire chômer l'ensemble des chantiers maritimes. Vu mon temps limité, je
ne pus satisfaire leur demande ; leur attente ne fut pas vaine : sans
grande réunion, le 1er Mai, tous les métallos de Saint-Nazaire, 500
environ, désertèrent le travail. A Fresnay-le-Grand, petite ville
industrielle du département du Nord, qui compte 3.000 habitants, 1.000
assistèrent à mon exposé ; le 1er Mai, 3 tissages et 2 filatures furent
fermés parce que le personnel n'était pas venu travailler. Qui se
rappelle combien il était difficile d'intéresser les masses aux
questions sociales, est surpris d'assister à un essor si immense
accompli dans ces dernières années, surtout depuis le 1er Mai 1890.
La question sociale est devenue le centre d'intérêt de la classe
ouvrière. La manifestation de mai se montre comme le levier le plus
puissant que les socialistes français possèdent pour influencer les
masses et les mobiliser.
Veut-on se rendre compte du progrès du socialisme, on n'a qu'à visiter
les centres industriels de province. A Paris aussi bien que dans
quelques grandes villes, qui font plutôt du commerce que de l'industrie,
les ouvriers ont pris part depuis lors à des luttes politiques: ils
embrassèrent la cause, les querelles de bourgeois avec tant de passion,
qu'ils oubliaient leurs propres revendications. Aux questions
politiques, ils ajoutèrent les questions de querelles religieuses,
différents intérêts spirituels, qui occupent les populations des grandes
villes.
Dans les centres industriels, au contraire, le problème économique
n'est pas caché et masqué par les questions politiques et religieuses ;
là se montre ouvertement la lutte du capital contre le travail:
l'ouvrier concentre toutes ses pensées et ses efforts sur ce seul point.
Cette circonstance confère au mouvement ouvrier du département un
caractère fortement socialiste, le prolétariat de province est plus
socialiste aujourd'hui que la population ouvrière de Paris. Ce fait est
de la plus haute importance pour notre mouvement historique.
Depuis le commencement de notre siècle Paris a donné le signal de
toutes les révolutions politiques. Paris fut le porteur du flambeau des
révolutions en 1830, 1848 et 1871, les départements ratifièrent les
changements accomplis dans la forme de gouvernement à Paris.
Or, comme Paris maintenant n'a plus à faire les premiers pas vers une
révolution politique mais vers une révolution sociale qui correspond au
grand bouleversement de 1789, les départements sans préparation,
surpris, étouffèrent la révolution de la capitale. Tout l'assaut de la
réaction se porta sur elle, c'est la cause qui provoqua l'écrasement de
la Commune de Paris. La province est aujourd'hui préparée à une
révolution socialiste mieux même que Paris. La population de cette
capitale est si nerveuse et impressionnable qu'elle peut être soulevée
par une tempête et un jour être subitement précipitée dans un mouvement
révolutionnaire. Donnerait-elle ce jour-là le signal de la révolution,
la province se lèverait comme un seul homme pour la soutenir, pour la
précéder même comme cela arriva en 1789. Les premières attaques contre
la propriété foncière féodale partirent de la population paysanne. Les
paysans et bourgeois s'emparèrent des châteaux et brûlèrent les titres
de propriétés et de l'arbre généalogique, les Marseillais qui campaient
aux Champs-Elysées prirent d'assaut les Tuileries le 10 août et
portèrent le coup décisif à la royauté de droit divin.
Depuis plusieurs années le mouvement socialiste est si renforcé en
province qu'il influence les élections municipales ; jusque dans ces
derniers temps les administrations des villes et les conseils municipaux
appartenaient à la bourgeoisie ou se trouvaient aux mains des ouvriers
dits intelligents, bénéficiant de la faveur de leurs maîtres. Les
capitalistes avaient fait leur possible pour exclure les ouvriers et les
socialistes des administrations municipales ; c'est pour cela qu'on
décida que les fonctions municipales devaient être exercées gratuitement
et les ouvriers qui étaient assez courageux pour se présenter eux-mêmes
comme candidats étaient congédiés de leur travail.
Malgré ces manœuvres, le chiffre de municipalités socialistes
s'élevait à chaque élection, dans plusieurs villes, les socialistes
gagnaient la majorité des municipalités. Le prolétariat a commencé à
s'emparer des pouvoirs publics. Ce fait sera d'autant plus important que
la situation deviendra plus sérieuse ; les municipalités socialistes se
trouvant en liaison les unes avec les autres sont appelées à exercer
l'influence décisive sur le cours des événements. Un des résultats de
leur activité est la fondation dans plusieurs villes des Bourses de
travail qui centralisent les forces ouvrières pour la lutte sur le
terrain économique.
Le 1er Mai devait avoir une grande importance dans les départements
français. Partout où existaient des chambres syndicales et des groupes
socialistes on essaya par tous les moyens d'organiser le chômage le plus
général possible et des démonstrations de rues. En dépit des efforts
des industriels et des armées du gouvernement pour empêcher l'agitation,
celle-ci fut dirigée aussi tranquillement qu'énergiquement. Dans
maintes localités comme à Fourmies, les ouvriers manifestèrent avant le
1er Mai leur intention de fêter ce jour-là. Dans d'autres villes, comme à
Calais, la cessation du travail ne fut pas décidée dans un meeting
public, enlevée par un discours, mais le personnel de 120 filatures dans
un referendum se déclara unanimement pour un chômage général.
Les industriels mécontents avouant qu'ils n'étaient par les maîtres
des fabriques, n'osèrent pas repousser la résolution. A Roubaix, les
fabricants se rappelaient que leurs efforts de l'an dernier avaient
provoqué plusieurs grèves et manifestèrent leur intention de faire
reconnaître le 1er Mai, comme le 14 juillet, fête légale. Dans plusieurs
mines de charbon, les administrations furent assez intelligentes pour
déclarer qu'elles n'approuveraient pas en vérité, le chômage d'un jour,
mais elles se prononcèrent contre les propriétaires de mines qui ne
chôment pas.
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