A écouter sur France Inter en poadcast.
Ce
matin, dimanche 29 septembre, l'Enquête de la rédaction de France Inter, par Frédéric Barreyre et Jacques Monin,
est consacré au système mafieux de corruption généralisé mis en place
par Serge Dassault, à Corbeil-Essonnes. Rien de nouveau, c'est ce que tout le monde savait
déjà à Corbeil. Mais que France Inter, radio nationale, mène l'enquête et s'intéresse au sujet, cela permet au grand public de savoir comment un patron milliardaire a pu gangrener avec son fric une ville ouvrière de banlieue. De nombreux
témoignages intéressants. C'est édifiant !
Voici le lien pour écouter l'émission.
sinon ci-dessous, le texte de l'émission de France Inter.
En 2009, le conseil d'Etat annule les élections municipales
de Corbeil-Essonnes. Des dons d'argent de la part du maire, Serge Dassault, ont
pu selon les juges "affecter la libre détermination des électeurs". Il a fallu attendre mars 2013 pour qu'une information
judiciaire soit ouverte, à Paris, pour achat de votes. La justice enquête par ailleurs sur deux tentatives
d'assassinats, en janvier et février dernier, sur fond de rivalités pour la
manne de l'ancien maire.
Direction les Tarterêts, l'un des quartiers pauvres de
Corbeil. Il a beaucoup changé avec la rénovation urbaine, six tours démolies,
mais pour Jacques Roignant, militant associatif, c'est très
insuffisant :
" Vous voyez là, le parc Aimé Césaire... moi je me suis
bagarré pendant deux ans pour avoir ce parc, c'est une belle chose,
malheureusement il n'y a rien, pas de jeux pour les enfants [..]. Monsieur
Dassault, puisqu'il a de l'argent, qu'il s'occuppe du quartier! Au lieu de
donner de l'argent comme ça, à droite, à gauche. Il a donné de l'argent à des
gens, tout le monde les connait, ils ont acheté des magasins, et ces gens sont
devenus riches d'un seul coup, ils ont perdu la tête je suppose."
Elu en 1995 dans cet ancien bastion communiste, l'avionneur
a financé la construction de la mosquée comme la rénovation de l'église. On l'a
vu payer des caddies au supermarché (un témoignage produit devant le conseil
d'Etat), ou, comme en témoigne Martine Soavi, enseignante et ancienne militante
socialiste, sortir son carnet de chèques pendant une fête de quartier :
" Les jeunes disaient "ils nous faut des ordinateurs".
Il a sorti son carnet de chèques. On peut acheter aussi des associations... J'ai
déjà entendu Monsieur Dassault dire : "bon allez, c'est des
jeunes!"
La ville finance des permis de conduire ou des vacances pour
les jeunes. Joël Roret, adjoint de Serge Dassault jusqu'à sa démission en 2006,
un temps chargé de la jeunesse, raconte que certains allaient frapper
directement chez le maire :
" Il y avait des jeunes à qui j'avais refusé des
projets, et que je croisais après dans la rue, ils me disaient "toi, tu sers à
rien, on est allé voir le Vieux, on a eu ce qu'on voulait"."
En 2004 des jeunes du quartier de Montconseil mettent le feu
au gymnase. Que fait la mairie ? Elle propose à des jeunes de nettoyer le
gymnase moyennant finance c'est ce que Joêl Roret découvre
ensuite :
" On m'a demandé d'aller donner des enveloppes à des jeunes
qui avaient participé, y compris certains qui étaient interdits de séjour sur
Corbeil. C'était le cabinet du maire, de mémoire c'était 500 euros. Je vous
parle d'une époque où cela a commencé petitement. Je ne jette pas la pierre à
Serge Dassault, il ne vit pas dans le même monde que nous. Si vous parlez de dix
euros, lui il pense à 10 000 euros. Le fait qu'il ait imposé, malgré lui, ce
mode de fonctionnement dans les quartiers, fait que les plus malins ont pu en
profiter."
En 2007, Serge Dassault reconnait avoir donné 500 000 euros
à un conseiller municipal issu des Tarterêts, pour financer une action
humanitaire au Mali.
Dans un communiqué du 16 septembre, les avocats de
l'industriel écrivent qu'il a "toujours eu à coeur d'utiliser la fortune pour
porter aide ou secours (...) à des familles ou à des jeunes en difficulté ou
désireux de lancer des projets professionnels", mais, soulignent-ils,
"toujours en dehors de toute démarche électorale".
Pourtant dans les quartiers, les témoignages se
multiplient: certains habitants, militants associatifs ou petits caïds,
serviraient d'intermédiaires pour pousser leurs proches à voter pour la majorité
municipale.
En 2001, Serge Dassault est réélu maire dès le premier tour.
En 2002, il est battu aux législatives, par le socialiste Manuel Valls. Six mois
plus tard, l'adjoint Joël Roret voit débouler dans son bureau un traficant
notoire :
" Des lascars sont venus me réclamer ce que Monsieur
Dassault leur avait promis, je suppose que c'était de l'argent. Donc j'ai vu un
lascar de Montconseil avec deux de ses collègues, j'ai appelé la police croyez
moi j'avais peur."
Après l'annulation des municipales de 2008, puis 2009,
Jean-Pierre Bechter, dauphin de Serge Dassault est élu en 2010. Quelques
semaines plus tard, un groupe de jeunes vient perturber le conseil municipal se
souvient Nathalie Boulay-Laurent, ancienne adjointe de la majorité, qui a
ensuite porté plainte pour fraude électorale :
" Un groupe d'individus est intervenu, les jeunes
interpellant directement Jean-Pierre Bechter, en lui disant qu'il avait promis
des emplois. Il y a eu un certain nombre d'incidents à cette époque, comme
l'agression de deux policiers aux Tarterêts: l'un des agresseurs présumé
travaillait pour la mairie."
La suite est racontée par des employés municipaux, qui
refusent de s'exprimer au micro. Ils ont vu arriver dans les services plus de 70
jeunes en contrats aidés. Avec certains cela s'est très mal passé: absentéisme,
soupçons de vol, et surtout, intimidation des agents. Un salarié de la mairie se
suicide en juillet 2010 après avoir été menacé. Les contrats ne seront pas reconduits. Le climat au sein
de la mairie s'apaise.
L'enquête est relancée en 2010 par un signalement de
Tracfin, la cellule anti-blanchiment, sur des flux financiers suspects. Le
Canard Enchaîné révèle en décembre 2012 qu'une somme de 1,7 millions d'euros
serait passé par le Liban.
Nous avons rencontré Mamadou, 32 ans, un ancien des
Tarterêts. En octobre 2010, il avait déjà témoigné dans Libération avoir touché
100 000 euros pour rabattre des électeurs vers les urnes, en 2009. Il nous affirme aujourd'hui qu'il a reçu davantage, en 2011,
pour les élections de 2010. Le mode opératoire a changé. En 2010, Mamadou aurait reçu un
virement en Belgique, et du liquide. En juillet 2011, il affirme s'être rendu au
Liban, sur les indications de Dassault. A Beyrouth, un intermédiaire lui aurait
remis quatre chèques de banque, de la Société générale au Liban, qu'il a déposé
sur place dans une autre banque peu regardante. Mamadou a gardé des documents
bancaires, qui ne permettent pas de remonter jusqu'à Serge Dassault, mais qui
pourraient offrir une piste aux enquêteurs.
Mamadou a été entendu cet été suite à une plainte de deux
enfants de Serge Dassault, notamment pour extorsion de fonds (Il reconnait avoir
laissé des messages téléphoniques pour réclamer de l'argent). Pourquoi aurait-il été payé? Pour son "travail" de
"militant", ce sont ses mots :
" Il
y a plusieurs
groupes aux Tarterêts. Dans mon équipe on était huit. Le soir de
l'élection, on se pointe devant l'école, et si
on voit quelqu'un qu'on connait on lui dit: tu vas voter ? Vote pour
Dassault. Après, nous, on n'est pas dans l'isoloir, est-ce qu'il a voté
Dassault, c'est
son secret à lui. On a fait un travail efficace. C'est des
places très dures à avoir, j'ai eu de la chance.
"
Il reconnait qu'il a un pass judiciaire mais là dit-il,
"vous gagnez de l'argent sans faire de mal à personne".
Pourtant le sang a coulé au début de l'année à Corbeil.
Deux blessés par balle: en janvier, Rachid Toumi, qui témoigne ensuite dans
le Parisien : "l'argent de Dassault a tout pourri. (...) on est en train de
s'entretuer". Le climat n'a jamais été aussi tendu estime Bruno Pirioux,
opposant communiste :
" Il y a un avant et un après les coups de feu dans une
ville. Ce qui est détestable c'est que ce sont des individus qui ont été copains
de jeunesse, dont les familles se connaissent, qui en arrivent à se tirer
dessus, pour l'argent a priori distillé par Serge Dassault."
En février un deuxième homme est visé, devant témoin, par
une figure connue, qui a travaillé pour la mairie. Encore handicapée
aujourd'hui, la victime est l'un des auteurs de l'enregistrement clandestin dont Mediapart a publié des extraits, et dans lequel Serge Dassault reconnait avoir
donné de l'argent. Ce nouvel élément ne semble pas ébranler Jean-Pierre
Bechter, qui nous répond à la sortie conseil municipal :
" Cela ne change strictement rien. Ce qui change à
Corbeil aujourd'hui c'est qu'on ouvre une maison pour handicapés de la fondation
Serge Dassault, le reste ne change pas. J'ai huit cents voix d'avance en 2010,
comment on achète huit cents voix ? Mon élection n'a jamais été
contestée."
Selon le communiqué de ses avocats, "Serge Dassault
confirme avoir été l'objet, depuis plusieurs années, de demandes pressantes de
remises d'argent par divers individus qui avaient été informés de sa générosité
en faveur des actions philanthropiques [...]. Afin de mettre un terme à ces
exigences, parfois très insistantes, Serge Dassault avait pris pour parti de
répondre systématiquement qu'il ne donnerait plus d'argent à qui que ce
soit".
Jean-Pierre Bechter a été brièvement placé en garde à vue
cet été dans l'enquête sur les fusillades. Le sénat a refusé la levée de l'immunité parlementaire de
Serge Dassault, qui sera entendu le 2 octobre, par les juges d'instruction
d'Evry, comme témoin assisté.